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Réa Galanaki
Réa Galanaki

Roman de la rentrée littéraire 2016, L’Ultime Humiliation met en scène deux retraitées errant dans la capitale grecque pendant l’un des moments clés de la crise : février 2012. Un roman chargé de symboles sur une société – et une ville – qui ont alors brutalement changé de visage.

« Tu te trouvais dans cette avenue du centre d’Athènes, face au cinéma que tu avais vu brûler. Changeante et laiteuse, la lumière diurne enveloppait son agonie dans un rideau de tulle. Le jour se cacherait bientôt derrière ce paravent pour changer de vêtements et s’habiller de noir. À Athènes, une nouvelle nuit allait tomber, plus sournoise que l’eau de l’oubli, plus vide que le regard d’un sans-abri, plus funeste que la flamme ayant embrasé la cité. Athènes était désormais une mère devenue folle. »

Dans L’Ultime Humiliation, Rhea Galanaki, l’une des grandes romancières grecques, revient, avec son écriture métaphorique nourrie de symboles et de mythologie, sur l’apogée de la crise et des manifestations qui l’ont accompagnée : Athènes, février 2012. En mettant en scène deux femmes à la retraite qui se perdent dans la capitale et se retrouvent mêlées à un cortège, l’écrivaine se demande comment ce moment historique a bousculé les Grecs au plus profond de leur âme, mais aussi cette ville, Athènes, au patrimoine culturel si riche.

Ce roman sorti chez Galaade en cette rentrée littéraire 2016 est le deuxième livre de Rhea Galanaki traduit en français. Cette auteure n’en est pourtant pas à ses débuts. Elle a signé sept romans en grec, dont La Vie d’Ismaïl Férik Pacha (1989), première œuvre grecque inscrite par l’Unesco sur la liste des œuvres représentatives du patrimoine mondial, et aujourd’hui enseignée dans les écoles grecques. Entretien.

Mediapart : Pourquoi avoir choisi ce titre, L’Ultime Humiliation ?

Rhea Galanaki : J’ai choisi ce titre en référence à une icône byzantine du XVe siècle. Je voulais donner une autre dimension à ce terme, « humiliation » (ταπείνωση en grec), qui a été beaucoup utilisé en Grèce ces dernières années dans un sens journalistique et politique. Pour moi, il ne tenait pas compte du petit espoir qu’il y avait en nous pour survivre. Je ne suis pas croyante, mais je suis crétoise et ayant étudié l’archéologie, j’avais en moi des références comme ce tableau, qui fait partie du patrimoine vénéto-crétois et évoque l’espoir du salut.

L’humiliation dont je parle dans mon livre, c’est aussi celle exercée par les dirigeants européens à l’égard des Grecs, et en particulier les élites germaniques. Notre pays a été utilisé comme un cobaye pour de nouvelles politiques d’austérité.

Que vouliez-vous raconter dans ce livre ?

J’ai voulu raconter, à ma manière, ce à quoi a conduit la crise que nous avons connue en Grèce ces dernières années : l’effondrement d’un monde. J’ai fait donc le choix de raconter cette crise à travers un moment à la fois très emblématique et violent : les manifestations de février 2012 à Athènes, pendant lesquelles nous avons assisté à de nombreux affrontements. J’ai créé deux héroïnes, deux enseignantes à la retraite. Ce choix de profession n’est pas anodin : ces femmes personnifient la classe moyenne grecque, à la fois honnête et pas riche, qui a souffert et souffre encore aujourd’hui – notamment parce que les pensions de retraite ont été énormément réduites avec l’austérité. À l’inverse, certaines professions ont été épargnées : les médecins, les avocats, les plombiers… Toutes ces professions libérales qui ne font pas systématiquement de facture et qui continuent à fonctionner ainsi.

Notre monde s’est écroulé. C’était très dur psychologiquement, il y a eu de nombreux suicides, du jour au lendemain des gens ont perdu toutes leurs ressources économiques. Un nouveau terme est apparu dans le vocabulaire : les néo-sans-abri (νεοάστεγοι). Le point culminant de cette crise a été atteint en 2012. Aujourd’hui, on peut dire que la situation s’est légèrement améliorée, dans le sens où des structures ont été créées pour accueillir ces SDF.

Cependant, la croissance n’est toujours pas au rendez-vous… Le taux de chômage est certes passé de 26 à 23 %, mais le pays est toujours en récession et les perspectives économiques paraissent bien faibles. Le gouvernement Tsipras, après avoir accepté le troisième « mémorandum » d’austérité l’été dernier à Bruxelles, semble pieds et poings liés à ses créanciers. Comment la population vit-elle ce statu quo ?

Le référendum de juillet 2015 et les élections qui ont suivi en septembre ont montré que le peuple grec voulait essayer quelque chose de nouveau. Il ne croit plus aux anciens partis, qui se sont révélés incapables de faire quoi que ce soit de concret pendant les cinq premières années de la crise et qui ne voulaient que perpétuer leurs anciennes pratiques. Certes, après la fin de la dictature des Colonels, en 1974, ces deux partis[parti socialiste du PASOK et droite conservatrice de Nouvelle Démocratie – ndlr] ont réalisé de très bonnes choses : la Grèce a alors connu la meilleure période de son histoire contemporaine. Mais ils ne sont pas parvenus à distribuer les ressources de manière équitable. Le résultat, c’est cette dette publique gigantesque qui, à la fin, ne peut mener qu’à la faillite. Lorsque la crise a éclaté, ces deux partis n’ont fait qu’aggraver la situation du pays. C’était comme une fin de règne : l’agonie d’un système politique.

Aujourd’hui nous sommes dans une contradiction. D’un côté, plus personne ne veut faire la révolution, nous voulons rester dans l’Union européenne… Et parallèlement, nous voudrions que cette Europe change, qu’elle revienne à ses valeurs fondatrices que sont l’État-providence et la solidarité. Ce serait une catastrophe de revenir à une Europe des Nations.

Je n’ai pas beaucoup d’illusions, car la situation mondiale a bien changé par rapport au siècle passé : globalisation, apparition de l’État islamique, guerre en Syrie, nouveaux conflits sous la forme de terrorisme… Cela pose, en particulier pour les pays d’Europe du Sud, de nouveaux défis, comme celui de l’accueil des réfugiés.

Le gouvernement Tsipras est-il encore soutenu par la population ?

J’observe aujourd’hui deux grandes tendances. L’une, dont le noyau est constitué par la droite de Nouvelle Démocratie, et l’autre, rassemblée autour d’un Tsipras qui a clarifié ses positions : résolument europhile, il essaie de faire ce qu’il peut à l’intérieur du cadre européen – à la différence des premières élections remportées par Syriza, en janvier 2015, lors desquelles Tsipras avait fait toutes sortes de promesses. Je ne pense pas que lors des élections suivantes, neuf mois plus tard, les électeurs de gauche aient été trahis. Je pense qu’ils savaient pour quoi ils votaient. Pour une orientation socialiste dans le cadre européen existant.

Certes, l’austérité reste de mise. Mais on observe des gestes forts, que les précédents gouvernements n’avaient pas eus. Il s’agit parfois simplement d’appliquer la loi… Ainsi, début septembre, le paysage audiovisuel privé a été réformé. Quatre chaînes privées ont été autorisées à émettre sur le marché, ce qui a permis à l’État d’empocher 225 millions d’euros d’un coup ! Jusqu’à présent, les propriétaires de chaînes ne s’étaient jamais acquittés de ces droits d’émission pourtant obligatoires, c’était un système fondé sur le clientélisme, complètement toléré par les gens au pouvoir. Ce gouvernement n’aide pas les riches et les privilégiés, c’est une grande différence…

Est-ce que la crise, pour une écrivaine comme vous, est une source d’inspiration ? Ou avant tout une épreuve singulière à surmonter ?

La crise a d’abord transformé mon mode de vie. Mon mari, qui était professeur d’université, a vu sa retraite chuter de 60 %. Et pour tous les écrivains comme moi, les ventes de livres se sont effondrées. Avant la crise, les lecteurs grecs achetaient en moyenne 8 à 10 livres par mois. Aujourd’hui, cela ne dépasse pas un ou deux ouvrages. De nombreuses petites maisons d’édition ont dû mettre la clef sous la porte.

Quant à l’activité d’écrivain, j’estime qu’il est délicat de décrire son époque. Je ne m’inscris pas dans un courant socioréaliste. Je cherche plutôt à sonder l’âme des gens, à chercher les changements et les nouvelles oppositions qui apparaissent dans la société. Ainsi, en plus des deux personnages principaux de mon roman, je mets en scène des relations mère-fils, avec un jeune homme gaucho-anarchiste, et un autre membre d’Aube dorée [parti néonazi – ndlr]. Et tous ces personnages se retrouvent dans la même manifestation. Les femmes sont ensuite entraînées dans une odyssée à travers Athènes, elles se perdent et errent sans domicile fixe.

Athènes n’est pas seulement le décor de votre histoire. Elle en est aussi le sujet…

En effet. Je dois dire que c’est la première fois que j’écris sur Athènes. J’ai connu cette ville à l’époque de mes études, sous la dictature des Colonels. Puis nous avons habité Patras avec mon mari. Depuis une quinzaine d’années, nous sommes revenus à Athènes. Avec ce roman, je fais en quelque sorte le lien entre ces deux époques de ma vie, ces deux époques de l’histoire grecque contemporaine : la dictature – tombée après la révolte étudiante de Polytechnique – et la crise d’aujourd’hui. Les deux héroïnes de mon roman sont des femmes de ma génération, elles ont vécu Polytechnique. Comment cette génération qui s’est soulevée à l’époque, de la même manière que Mai-68 chez vous, voit la situation actuelle ? Est-ce que ce vécu peut, lui aussi, être détruit ? C’est cela qui m’intéressait.

Mais Athènes, ce n’est pas seulement cela. C’est aussi un symbole mondial, ce symbole de la démocratie, de la liberté, de la solidarité : des choses qu’il faut conserver à tout prix. Et c’est aussi la cité qui nous a donné le théâtre et la tragédie.

source : Médiapart

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